Gary Snyder reste assez largement méconnu du grand public en Europe, mais il est vrai qu'il s'est toujours tenu à l'écart des modes pour tracer sa propre route. Ce natif du nord-ouest américain (né en 1930), présent dès les premières manifestations de la « Beat Generation » des années 1950 à San Francisco, se tenait déjà à une certaine distance des exubérances de Jack Kerouac et consorts. Il apparaît pourtant, sous le nom de Japhy Ryder, dans le roman « Les clochards célestes » de Jack Kerouac (« The Dharma Bums », 1958), dans lequel il initie ce dernier à la culture chinoise et bouddhique, et à ce que l'on n'appelait guère encore l'écologie.
Il est aujourdhui, après le décès d'Allen Ginsberg en 1997, la dernière grande voix « Beat ». De 1956 à 1969, il a surtout vécu au Japon afin d'y approfondir sa connaissance et sa pratique du bouddhisme zen. Son retour aux USA à la fin des années 1960 le voit s'enraciner dans les Sierras de Californie du Nord, fondant famille et lieu de vie. Auteur d'une quinzaine de recueils de poèmes, c'est aussi un essayiste vigoureux et stimulant. On retrouve dans La pratique sauvage, publié en 1990 aux USA, les chemins de connaissances d'un Snyder qui conjugue au quotidien liberté et discipline : la spiritualité asiatique, le monde amérindien, le souci du vivant sous toutes ses formes, le regard frais du grand voyageur. Dans ce « Walden » contemporain, c'est bien le terme « pratique » qui nous renvoie dès le titre à Thoreau, lequel se retrouverait dans le projet décrit par Snyder dans la préface de l'édition française : « pratique, dans le sens d'un effort conscient, soutenu et délibéré pour apprendre à trouver une meilleure harmonie avec soi-même et avec le mode dexistence réel du monde. Nous devons nous enraciner dans le terrain le plus profond de l'être ». Cet enracinement, nous dit Snyder, passe par la re-connaissance de notre dimension sauvage. (Traduction française dOlivier Delbard)
La Pratique Sauvage, préface à l'édition française de Gary Snyder :
"Ces essais trouvent leur origine dans le travail effectué avec les habitants aussi bien des régions les plus reculés de l'Alaska que du coeur de New York, sur des questions telles que l'écologie, la survie des espèces menacées, les sociétés originelles, les religions d'Extrême-Orient et les stratégies de défense de l'environnement.
Mon autre angle d'approche fur spirituel. Mon propre chemin relève d'une sorte de bouddhisme authentique dont les racines plongent naturellement dans les pratiques animistes et chamanistes. Le respect envers tous les êtres vivants fait clairement partie de cette tradition. J'ai ainsi enseigné à d'autres comment méditer pour pénétrer les étendues sauvages de l'esprit. Comme je le suggère dans l'un de ces essais, le language lui-même est finalement un système sauvage. (...)
Le Sauvage, synonyme dans la civilisation occidentale de sauvagerie et de chaos, est, d'une façon impartiale et implacable, fondamentalement libre dans sa beauté formelle. Et son expression - la richesse de la vie animale et végétale (non compris) sur le globe, les pluies torrentielles, les vents violents et les calmes matinées de printemps, la courbe d'un météore traversant l'obscurité - est la réalité authentique de ce monde auquel nous appartenons."
Dernier poète de la beat generation (prix Pulitzer en 1975 pour son recueil Ile-Tortue), philosophe de la nature, bouddhiste initié lors de son séjour au Japon (1956-1968), fondateur d'une communauté rurale toujours active dans la Sierra Nevada et militant de l'écologie radicale, Gary Snyder est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages. La Pratique Sauvage est son recueil d'essais le plus important à ce jour.
"Sans domicile", un extrait de La Pratique Sauvage de Gary Snyder
Pour les bouddhistes, le terme "sans domicile" désigne un moine ou un prêtre (en japonais, shukke : littéralement "hors de la maison"). Le terme se réfère à quelqu'un qui a, dit-on, laissé derrière lui sa vie de chef de famille, les tentations et obligations du monde profane. Une autre expression, "quitter le monde", signifie se détacher des imperfections liées au comportement humain et plus particulièrement accentuées par la vie urbaine. Cela ne signifie pas que l'on prenne ses distances vis-à-vis du monde naturel. Cela a conduit certains à vivre en ermites de montagnes ou dans des communautés religieuses. On a posé la "maison" contre les "montagnes" ou la "pureté". En développant une plus large perspective du monde des sans domicile, le poète du Ve siècle Zhiang-yan dit qu'un bon ermite devrait "prendre les cieux pourpres pour cabane, la mer qui l'entoure pour point d'eau, tonnant de rire dans sa nudité, marchant en chantant, cheveux au vent". Le poète du début de la période Tang, Han-shan, est considéré comme le véritable modèle du reclus ; sa maison spacieuse touche l'extrémité de l'univers.
Depuis que j'habite à Han-shan,
Combien de dizaines de milliers d'années ont passé ?
Suivant mon cours, retiré dans la forêt près d'une source,
Je déambule, me repose et contemple à ma guise
La falaise est froide, les hommes ne viennent pas
Les nuages blancs sans cesse s'amoncellent
Les herbes tendres pour couverture,
Joyeux, la tête sur une pierre,
Je laisse ciel et terre poursuivre leur changement.
"Sans domicile" finit dans ce cas par signifier "chez soi dans l'univers tout entier". De la même manière, les plus indépendants d'entre nous qui n'ont pas perdu le sens de la totalité du lieu sont capables de percevoir leur foyer, les montagnes et les bois de la région comme appartenant à la même sphère.
"Les métaphores autour du « grand livre de la nature » ne sont pas seulement inexactes, mais aussi pernicieuses. Le monde est sans conteste saturé de signes, mais il n'est pas un texte figé contenant les archives des différentes versions existantes. Cet attachement exagéré au modèle livresque reflète depuis toujours l'idée que rien de bien intéressant ne s'est produit avant l'apparition de l'histoire écrite. Il est sûr que les systèmes écrits procurent un avantage. Ceux qui possèdent l'écrit se sont toujours perçus comme supérieurs à ceux qui en sont privés, et les peuples qui ont un Grand Livre sacré se sont toujours considérés au-dessus de ceux qui ont une religion vernaculaire, quelle que soit la richesse de ses rites et de ses mythes."
"Sachons jouir de notre condition humaine, riche d'étincelles spirituelles et de jouissance sexuelle, mais aussi occupée par l'ambition sociale et les coups de colères stériles, tout en ne nous considérant ni plus ni moins comme un parmi tous les membres de la Grande Diversité. Sachons nous accepter tous égaux et habitants de la même terre. Abandonnons tout espoir d'éternité et arrêtons de lutter contre la saleté qu'elle qu'elle soit. On peut chasser les moustiques, se protéger de la vermine sans pour cela éprouver de la haine. N'attendons rien, soyons alertes et autonomes, attentifs et reconnaissants, généreux et directs. Calme et clarté sont au rendez-vous quand nous nous lavons les mains salies par le travail et que nous jetons un coup d'oeil furtif vers les nuages qui traversent le ciel. S'asseoir pour prendre un café avec un ami, voilà une autre joie toute simple. L'espace sauvage nous demande d'apprendre à connaître le terrain, de saluer plantes, animaux terrestres et oiseaux du ciel, de franchir crêtes et rivières, pour ensuite raconter une bonne histoire de retour à la maison.
Alors, quand les enfants sont bien au chaud dans leurs lits, lors d'une de ces grandes fêtes comme Halloween, le Nouvel An, ou le Quatre Juillet, invoquons quelques esprits, mettons la musique, et ceux et celles qui sont toujours de ce monde se laisseront aller en se libérant totalement. Voici la portée ultime du mot "sauvage" dans son sens ésotérique le plus profond et le plus angoissant. Ceux qui sont prêts pour l'aventure y parviendront. Mais surtout, s'il vous plaît, ne le répétez à personne!"
Gary Snyder & Lawrence Ferlinghetti
Gary Snyder & Allen Ginsberg