Dans l'Amérique conservatrice, puritaine, bien pensante des années 50, en pleine guerre froide où le maccartysme fait rage, où la ségrégation raciale est institutionnalisée... un groupe de poètes, dont les figures emblématiques s'appellent Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William Burroughs donne naissance à un formidable mouvement, celui de la Beat Generation qui va profondément bouleverser la culture et la société américaine...
En 1944, dans le milieu interlope new yorkais, Jack Kerouac joueur de football américain déchu d'origine québécoise rencontre Allen Ginsberg, juif homosexuel, à l'Université de Columbia à New York. Ensemble, ils décident de créer ce qu'ils appellent une "nouvelle vision" de l'art : redonner un nouvel élan à la poésie s'inspirant de Walt Whiman, Rimbaud et Céline. Pour cela, ils consomment drogues sur drogues dans les bas quartiers new-yorkais où prostitution et déliquance se cotoient. William Burroughs, qui se joint à eux, en plein traitement psychanalytique en connaît un rayon en drogues et leur présente un dealer, Herbert Huncke qui ne cesse d'utiliser une expression "I'm beaten down", qui pour les jazzmen noirs, signifiait "je suis crevé, lessivé".
Plus tard, Kerouac redéfinira cette expression en y rajoutant un brin de romantisme : "Pour moi, être beat, ça voulait dire être pauvre, dormir dans le métro et cependant être illuminé et avoir des idées sur l'apocalypse et tout ça." Le jazz devient à cette époque pour Kerouac une religion. Il est en effet le premier à entrevoir comment le jazz peut influer sur la vie, être le moteur d'une écriture. Tous se reconnaisent dans le jazz, plus particulièrement dans le be-bop qui se caractérise essentiellement par des improvisations à couper le souffle. Ils décident alors que leurs écrits soient de la même veine, une grande improvisation.
Mais être "beat", c'est avant tout rejeter la société telle qu'elle existe. Et c'est, aussi, mener une existence en conformité avec ses idées faites de liberté, d'abandon aux plaisirs des sens, et de recherche d'une autre forme de vie moins contraignante. Il y a un thème commun qui lie Kerouac, Ginsberg, Burroughs puis ensuite Gregory Corso qui les rejoint : celui du rejet des valeurs conservatrices, puritaines de la classe moyenne américaine, l'inutilité de la société moderne et la nécessité de retrait et de protestation.
En 1946 à New York, Kerouac fait la connaissance de Neal Cassady, épris de liberté et de voitures, coureur de jupons et tout juste sorti de prison pour recel. Tous deux parcourent en long et en large les Etats-Unis reliant New-York et San Franscico à de nombreuses reprises. Cassady incarnera plus tard Dean Moriarty dans le roman de Kerouac Sur la route.
Ce groupe d'amis migre alors vers San Francisco en 1955. Se joignent à eux Gary Snyder, Lawrence Ferlinghetti, Michael McClure, Philip Whalen, Lew Welch et Lamantia. La plupart d'entre eux luttent pour être publié. Désespérés, ils pensent que leurs écrits caractérisés par cette révolte commune fondée sur un individualisme forcené qui veut démontrer la toute puissance créatrice de l'individu, ne seront jamais compris. Le contenu de leurs écrits est fait de vagabondages, de recherche de plaisirs sexuels, de penchants pour les paradis artificiels, bien décidés à ébranler la société américaine dans ses certitudes. Ils tentent de réveiller le corps et l'esprit : voyager sous tous les cieux, boire, se droguer, appeler Dieu ou le rejeter, abolir toutes les conventions, toutes les traditions, partir seul ou à plusieurs, rêver sa solitude, vivre son enthousiasme aussi bien que sa dépression, brûler sa vie jusqu'à se détruire.
Mais leur heure de gloire les attend et c'est par une lecture de poésie légendaire à la Six Gallery de San Francisco que tout commence. Tous sont réunis le 7 octobre 1955, chacun y va de sa lecture sauf Kerouac, n'aimant pas cet exercice en public. Ginsberg, quant à lui, part en guerre contre les valeurs matérialistes destructrices et contre la politique américaine en lisant un passage de son long poème, Howl :
"J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus, Se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqûre, Initiés à tête d’ange brûlant pour la liaison céleste ancienne avec la dynamo étoilée dans la mécanique nocturne, Qui pauvreté et haillons et œil creux et défoncés restèrent debout en fumant dans l’obscurité surnaturelle des chambres bon marché flottant par-dessus le sommet des villes en contemplant du jazz, Qui ont mis à nu leurs cerveaux aux Cieux sous le Métro Aérien ..."
Lawrence Ferlinghetti qui a crée sa maison d'édition et installé sa librairie "City Lights" à San Francisco, décide de publier Howl, considéré comme un sacré doigt d’honneur en direction de l’Amérique puritaine et sera poursuivi pour atteinte aux bonnes moeurs et obscénité. Ce qui fera son succès car en octobre 1957, le juge Clayton W. Horn rend un arrêt affirmant le contraire. Il en va de même pour William Burroughs et son Festin nu, descente cauchemardesque dans l'esprit d'un junkie et écrit sous influence de drogues hallucinogènes. Sur la routede Kerouac sort la même année écrit d'un seul jet sur un rouleau de 36 mètres de long, retraçant les péripéties de ce dernier avec Neal Cassady sur les routes américaines. Cet ouvrage rencontrera également un véritable succès.
Le mot "beatnik" apparaît alors en avril 1958 dans un article du journal San Francisco Chronicle faisant référence au Sputnik, sattelite russe. Pour l'époque, ce terme est assez péjoratif car le monde se trouve plongé en pleine guerre froide, les Ginsberg, Kerouac et compagnie étant considérés comme des communistes illuminés. Le terme resta et devint l'emblème d'une génération.
Bob Dylan et les Beatles ont été fortement influencés par la Beat Generation. Allen Ginsberg, grand ami du premier participera à l'Human Be-in en 1967 à San Francisco, après avoir effectué un voyage en Inde à la recherche d'un maître spirituel. Il y prônera les valeurs mystiques orientales et de ce fait participera au mouvement anti-guerre, tout comme les artistes Jefferson Airplane, Joan Baez, Country Joe and the Fish ou encore Crosby, Stills, Nash & Young. Ginsberg fut l'artisan du rapprochement idéologique entre les beatniks des années 50 et les hippies des années 60. La Beat Generation a également engendré des mouvements de grand ampleur tels Deep Ecology et Earth First!
Les écrivains de la Beat Generation ne proclamaient pas vouloir changer le monde, leur provocation est dans leur manière d'être, dans leurs comportements qui vont à l'encontre des valeurs dite"saines" de l'Amérique bien-pensante. D'après John Clellon Holmes, c'est une génération "à tâtons vers la foi à partir d'un désespoir et d'un chaos intellectuel moral dans lequel ils refusent de se perdre."
Les écrivains de la Beat Generation s'inscrivent dans une tradition de la littérature américaine qui remonte au transcendantalisme de Thoreau ou d'Emerson, promeut une forme de contestation sociale autant que métaphysique, et exalte l'épopée solitaire, le contact immédiat et intime à la nature. Abordant également de front la sexualité, les désillusions sociales américaines et les modifications de la conscience, elle a fortement influencé l'émergence des idées hippies. On lui attribue le slogan "Flower Power" abondamment utilisé par la communauté hippie. Kerouac, quant à lui, refusera d'être associé à celle-ci...
"Les seuls gens qui existent sont ceux qui ont la démence de vivre, de discourir, d'être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller." Jack Kerouac - Sur la route.
Biographie d'Allen Ginsberg
Avec son frère aîné Eugene, Allen Ginsberg grandit dans une famille juive dont le père est instituteur et poète, et la mère, Naomi, membre actif du PC et souffrant de paranoïa. Adolescent il découvre Walt Whitman. A Columbia University, il rencontre William Burroughs et Jack Kerouac. 'Howl and Other Poems', publié en 1956, est un long poème en prose relatant les expériences de Ginsberg avant 1955 ainsi qu'une histoire de la Beat Generation, dont il est l'un des membres fondateurs. L'oeuvre fait scandale à cause de son langage cru et explicite et est temporairement retirée de la vente pour obscénité. Allen Ginsberg y part en guerre contre les valeurs matérialistes destructrices et contre la politique américaine. En 1961, il publie une autre oeuvre majeure, commencée en 1957 dans un café parisien, 'Kaddish for Naomi Ginsberg', où il relate la maladie paranoïaque de sa mère et leur relation angoissée. Dans les années 60, Ginsberg part en Inde en quête d'un guide spirituel, période relatée dans 'Indian Journals' (1970), et le bouddhisme tibétain restera une influence importante. Suite à la mort de Jack Kerouac (1969), il compose son élégie 'Memory Gardens'. En 1972, 'The Fall of America' reçoit le National Book Award for Poetry. Puis 'Cosmopolitan Greetings : Poems 1986-1992' est finaliste pour le Pulitzer Prize. La poésie d'Allen Ginsberg, spontanée et libre, est un mélange de modernisme, de ses origines juives et de sa foi bouddhiste
Biographie de Jack Kerouac
Jack Kerouac (de son vrai nom Jean-Louis Kerouac) est issu d'une famille d'immigrés canadiens français. Après un passage éclair à l'université Columbia, où il se consacre au football, il est tour à tour matelot, cueilleur de coton, déménageur, manoeuvre. Se posant d'emblée hors de tout establishment, il se veut autodidacte. Avec le soutien de ses amis Allen Ginsberg et William Burrough, il publie son premier roman, 'Avant la route' en 1950. De longues années vont s'écouler avant qu'il ne soit publié à nouveau. Il traverse le pays en tous sens et cherche à
des formes d'écriture plus libres. Il s'inspire ainsi de la prose spontanée des lettres de son ami Neal Cassady. C'est finalement à San Francisco qu'un engouement commence à se créer autour de ce que Jack a nommé la 'Beat Generation'. 'Sur la Route' est enfin publié en 1957 et Jack devient l'icône 'beat' du public. Mais il réagit mal devant cette immense popularité. De plus, Kerouac, influencé par sa mère, a des opinions politiques plutôt conservatrices. Il prend position contre les valeurs hippies des années 60. Miné par l'alcool et la benzédrine, il meurt à 47 ans sans avoir pu concrétiser son rêve : relier ses oeuvres, à la façon de Balzac ou de Proust, sous un titre générique, 'la Légende des Duluoz'. En 2007, Gallimard publie ses correspondances sous le titre de 'Lettres choisies'.
Biographie de William Burroughs
Petit-fils de l'inventeur de la machine à calculer, William Burroughs se passionne pour les armes à feu. En 1936, il obtient son diplôme en littérature et en anthropologie de Harvard et, avec la pension de deux cents dollars par mois que ses parents lui allouent, il part à New York. Dans sa quête d'identité, il décide de rejoindre le monde des outlaws et de la pègre, devenant héroïnomane. A Columbia University, il rencontre Allen Ginsberg et Jack Kerouac, avec qui il formera le noyau de la Beat Generation. En 1947, il s'installe avec Joan Vollmer - membre du groupe avec qui il aura un fils, William S Burroughs Jr. - elle aussi droguée. Ils déménagent à Mexico City où William Burroughs la tue accidentellement, en jouant à Guillaume Tell. Echappant à la justice, il part en Amérique latine à la recherche d'une drogue nommée Yage, dont il parlera dans 'The Yage Letters' (1955). En 1953, il publie 'Junky' et s'installe à Tangiers. En 1959, il publie son célèbre roman, 'The Naked Lunch', dans lequel l'addiction est considérée comme une métaphore de la condition humaine s'étendant aussi bien à la religion, la politique, la famille et l'amour qu'à la drogue. Formellement parlant, Burroughs innove en explorant un stylenon-linéaire mélangeant plusieurs morceaux satiriques qu'il utilisera aussi dans 'The Soft Machine' et 'Nova Express'. A son retour aux Etats-Unis 'The Naked Lunch' fait l'objet d'un procès pour obscénité. En 1983, William Burroughs est élu membre de l'American Academy of Arts and Letters.